ATAOL BEHRAMOÐLU


LES VOIX

TABLE DES MATIÈRES

La biographie de poète
Une brève introduction à la poésie d’Ataol Behramoðlu (Jean Baptiste Para)

Tu es ma bien aimé

Sabiha
Un aveugle
De nouveau, avec la tristesse
Si je meurs ce sera un jour aux approches du soir
Poème pour les rêves d’un enfant
Mélancolie du soir dans les villes de province
Un matin entrant dans une ville déjà connue
Assiégé
J’ai beaucoup aimé autrefois et j’aime encore
Le poème écrit sur le seuil de quarantes ans
Tu es ma bien aimée
Fin d’été
L’été
Destination
Journal d’Alanya(1,2,3,4,5)
Ma première rencontre avec l’océan

Les Poèmes de Paris

Sonnet
Les poèmes de Paris(1,2,3,4,5,6)
C’était Paris

Blanche la neige est tombée comme de la soie
Un jour certainement
Un jour certainement(fragment)
Blanche la neige est tombée comme de la soie
Rue de la Mosquée aux Cerises
Les voix
Jour de la parloir
Lettre à Strati Korakas
Un chant matinal en prison
Trois poèmes pour une fin de semaine au début de l’automne
Pablo Neruda
 

les nouveau-nés n’ont pas de nation
Une fleure bleue
La guerre et la paix
La solitude
La mort et son état-major
Qui veut la guerre
Les cercueils en carton
Les nouveau-nés n’ont pas de nation

Comment j’écris mes poèmes (Ataol Behramoðlu)

UNE BRÈVE INTRODUCTION À LA POÈSÝE D’ATAOL BEHRAMOÐLU

Jean Baptiste Para

Ataol Behramoðlu est né à Çatalca, en 1942. Ýl a publié son premier livre en 1965, c’est à dire deux ans après la mort de Nazim Hikmet. Ýl a étudié la langue et la littérature russes et notamment traduit des œuvres de Tchekhov. Jusqu’à aujourd’hui, je ne connaissais de lui qu’un choix de poèmes parus dans des revues françaises et une photographie qui signifiait pour moi, tout comme ses vers, la présence d’une personne et d’un visage. Sur cette photo, à l’arrière-plan, je me souviens avoir vu un portrait de Pouchkine. C’est un détail qui a sans doute valeur de symbole.
Ataol Behramoðlu a mené de front son travail de poète et de traducteur, la création et l’animation de revues littéraires, mais aussi en engagement social et politique. Entre ces différentes activités, je perçois un lien d’une fondamentale cohérence. Ataol a connu l’épreuve de la censure, de la prison et de l’exil. A la suite du coup d’état de 1980, il se réfugia en France où il vécut cinq ans. Paris n’est pas la seule ville européenne où il a séjourné, puisque ses pérégrinations l’ont également conduit à Londres et à Moscou. Le thème de la ville marque son œuvre d’une empreinte profonde. Depuis Baudelaire et Verhaeren, depuis T.S. Eliot et Fernando Pessoa, la ville a fait une entrée remarquée dans la poésie. Chez Ataol Behramoðlu, elle est un lieu d’errance et de solitude, comme en témoignent ces vers d’un poème sur Paris :

La tour Eiffel sur son buste gigantesque
Porte un cerveau pas plus grand que le poing
S’approche et s’éloigne avec ses yeux bêtes, ahuris.

Là-bas tu peux t’écrouler d’amour, de désespoir
Tu peux crier, devenir fou, crever,
Tout le temps cette ville te dépassera

Mais les métropoles sont aussi des lieux où se croisent et s’effleurent les corps et les destins, provoquant parfois l’illumination d’une rencontre, de la rencontre la plus vraie, fût-elle fragile et fugace.
Je crois que l’œuvre d’Ataol Behramoðlu s’inscrit dans l’une des veines les plus fécondes de la poésie turque au XXe siècle, celle-là même qui a trouvé un grandiose accomplissement dans les poèmes de Nazim Hikmet. Pour être plus précis, je citerai quelques mots d’un texte d’Abidine Dino paru naguère dans la revue Europe : « En Turquie, la poésie est un objet usuel. Une tradition millénaire anatolienne (dans les campagnes et dans les villes) a privilégié la forme du langage poétique en tant que moyen de communication ». C’est une parole communicative et généreuse, une parole sans fard que nous entendons dans l’œuvre de Behramoðlu. Quand il écrit, le visage de ses frères humains et le regard d’autrui apparaissent immédiatement à travers la page blanche. Chacun de ses poèmes est une fenêtre ouverte sur le monde. Ýl y a chez ce poète une grande finesse de sentiments qui s’exprime dans une langue sans apprêt, soucieuse d’associer la concision du vers au flux de l’oralité. C’est une poésie de la plénitude et de la déchirure de l’être, sans autre dimension que l’immanence. Ýl convient d’ajouter que chez Ataol Behramoðlu, autrui n’est pas assignable seulement aux hommes et aux femmes à qui s’adresse les poèmes. Autrui, c’est aussi ce que donne voix et visage au poète lui-même. La poésie de Behramoðlu implique une réciprocité de l’échange, jusque dans les moments de désarroi où la solitude étend douloureusement son emprise :

J’avance en m’accrochant aux voix humaines
mes bras son grands tout grands ouverts
pour ne pas sombrer dans le précipice

J’avance en m’accrochant aux voix humaines
pour ne pas perdre ma voie
dans l’obscurité suffocante.

C’est une parole exigeante dans sa forme comme dans sa vérité sensible que nous entendons chez ce poète. En un mot, c’est une parole fraternelle qui s’adresse à nous. Dans le silence de l’écoute, elle devient un miroir verbal ou chacun reconnaît son propre visage et celui de ses semblables.

(Centre George Pompidou, 5 Mai 1993)


Tu es ma bien aimée

SABÝHA
Donnez-moi une cigarette maman vient de mourir
Elle est morte ce matin vers cinq heures je crois
Mais mon dieu cela n’a rien d’étonnant
Je vous dis que maman est morte c’est tout quoi

Ne me dévisagez pas ainsi vous me donnez envie de rire
Si je vous touchais vous ririez aussi
Ah s’il y avait un miroir vous vous verriez
Eh bien ne vous occupez pas donc de ces règles vieillies

Elle n’a même pas joué de violon cette année
Plus son visage se ridait plus elle s’emportait
Elle en voulait à mon père comme s’il en était responsable
Elle a toujours dit que personne ne la comprenait

Si vous voulez on pourrait aller au cinéma
Au tayyare* il paraît qu’il y a un film avec Nadia
Mon second frère a beaucoup pleuré cette nuit
A propos que devient Sabiha?

1962
*le nom d’un cinéma

Traduit par Yaþar Avunç



UN AVEUGLE

La vie remplissait le cœur de tristesse
Dans un après midi ensoleillé d’avril
Tout est en train de mourir et le gosse du voisin
Joue avec son cheval de bois

Le vent remue les feuilles
- mais la mort ne bouge pas -
dans la pluie les oiseaux pâles de l’automne
s’en vont on ne sait où
dans les chambres solitaires aux senteurs de naphtaline
dans les chambres qu’enveloppe la nuit
un enfant dormait
les peupliers les noyers les tilleuls
remuaient dans la souffrance

Comme j’étais malade alors
ma bien-aimée comme j’étais malade !
j’errais en pleine nuit
avec dans ma poche une ébauche de suicide
une schizophrénie et un harmonica chromatique
mon Dieu! comme j’étais seul! –et vers les montagnes
je marchais tout en pleurant
accrochant mon visage à la terre je contemplais
la ville
avec l’ennui évoquant ma jeunesse
venait ensuite ma bien aimée
- elle était servante et se disait fille de juge -
elle venait avec la lune j’ai écrit sur les murs de ma chambre
au prix de mon sommeil des mots
sur la révolte et l’immortalité. Kafka etc.
habitaient une petite ville
ils s’asseyaient et parlaient de la mort
leurs chapeaux étaient des esquisses
et leurs corps des croquis
ils portaient sur leurs épaules embryonnaires
des capotes militaires
tandis qu’ils discouraient tombait la nuit
et nous faisions l’amour dans la douleur
tes mains sentaient l’oignon et le savon
je t’embrassais les pieds et puis
venait la nuit avec un râle lourd
la nuit recouvrait mon cerveau
je n’allumais pas la lumière
la nuit venait tu t’en allais et je tombais malade
et mon cerveau tremblait comme un pestiféré
sous les couvertures
la nuit filait comme un train
suant à perdre haleine

Mon cœur!
tu n’existes pas
tu es une chanson boiteuse
un fleuve bouillonnant
nourri de douleur et de tristesse
lorsque la nuit tombait
sur la ville petite et poussiéreuse
de cloches
de moutons
de tombeaux
les enfants pleuraient
le monde avait le vague d’un dessin
à la craie faiblement coloré
et l’amour lui-même était vague

Tu
contemples la ville avec silence avec rancune
derrière les fenêtres ta tristesse est enrouée
tu es prêt pour l’amour et pour la compassion
pour la tendresse et pour la haine
pour la souffrance sur les routes lointaines
personne ne le sait
la ville que tu contemples depuis le haut d’une tour
-terrasse de sensualité-
n’offre plus de chemin pour la chanson de l’amour
ah!tout
n’est que ce que l’on voit depuis une fenêtre
le monde lui-même n’est qu’une fenêtre
sur quoi nous passons vite comme sur une carte postale
mon cœur
comme un enfant aveugle claudicant

1963

Traduit par N.Alpay et M.Delouze

 

DE NOUVEAU AVEC LA TRISTESSE

Voilà de nouveau l’ennui
qui va me faire écrire de la poésie.
Mes ongles ont repoussé,
en moi un amour blessé.

En moi un amour blessé
et quelques pièces de théâtre mortes
quelques larmes en miettes,
un va et vient de quelques suicides

Le dos contre la terre je me suis allongé
je regardais l’ampoule de ma chambre
l’ampoule attaché à un tuyau
au plafond serpentant

Au plafond serpentant
quelques gouttes de larmes
quelques gouttes de teinture d’iode,
à mon coeur j’avais la douleur
par une journée d’été
j’ai pris les chemins des rues
des rues obscures,
c’était une nuit d’été je crois
descendant en frissonnant les côtes
vers les places sombres et solitaires
j’étais un cadavre vide et désemparé
hurlant telle une tour d’incendie,
je me retrouvais sur cette terre
comme en sceau rempli d’eau
sale,sombre, fétide.
Qui sait où sont tous les gens-
maintenant? mon amour...qui sait
où tu es?
Mon coeur qui s’arrête un jour-
existait-il donc jamais?

Je n’ai pas oublié
ni la mort ni les pistaches salées,
les pistaches salées rassies.
Les ivrognes vomissaient aussi
quand je me trouvais là-bas.Sur terre.
En l’an 1965.
D’une guerre et de la tristesse effrayés
les hommes s’entassaient dans les cafés.
Mon amour ! Mon amour!
“Ma plaie sanglante à moi”
dans une auberge où l’on mangeait
des oeufs pourris,du gombo et du “pastirma” rance
le marechal fevzi çakmak, koca yusuf,
la belle des belles fatma
étaient mes amis.
Moi j’étais seul dans cette ville
cela personne ne le sait
sans arrêt au port j’allais
où je demeurais.
Ýl y avait un mendiant aveugle
aussi un ami
il voulait me donner en noce sa fille.
Moi avec ma douleur en moi
c’est un dessin que je traçais sans arrêt.
Aux filles enrubannés de jaune
Je racontais même des histoires
sur les mondes lointains et sur
Albert Einstein.
Elles
se taisaient dans un long silence.
Mes belles à moi lisaient
le journal “Hürriyet”
“Ses” et “Hafta”

Tout était tellement identique
à soi,la vie
s’écoulait avec ennui.
Comme les pions d’un domino
et le courant d’une rivière
courageuse et jeune la vie passait.
Rapidement vieillissant
les vitrines des libraires
et
les places publiques
la vie, parfois
me remplissait d’émoi.
Sur un chemin pluvieux bordé de tilleuls
un énorme soleil mauve
s’étranglait dan ma gorge
je l’introduisais dans mon ventre
le soleil dans ma poitrine et dans mon ventre.
La nuit
me rattrapait dans une baie
je courais vers les prairies avec un cri
vers les prairies tantôt mouillées
fraîches et généreuses
miséricordieuses,
vers ces jeunes prairies
inspirant toujours
la tristesse...

Mon amour ! Mon amour !
la nuit -
avance.
Le monde
avance avec les armées.
avec les livres ,avec les apprentis
des imprimeries. En moi-
coule une fontaine montagnarde...
Voici le matin qui apparaît soudain
Nous nous étions arrêtés auprès
d’un camion jaune
vieux,démodé, chargé de charbons, la forêt
encore enveloppée dans sa couverture
dormait comme un caporal blessé
vers le petit matin sur un lit d’hôpital.
Vers le petit matin
sur un lit d’hôpital
je me souviens des cloches.
Un homme vend
des têtes d’enfants décapitées.
De nouveau
avec la tristesse je recommence
un roman.
1965

Traduit par Leyla Vekilli

 

SI JE MEURS CE SERA UN JOUR AUX APPROCHES DU SOIR

Si je meurs ce sera un jour aux approches du soir
Il tombera une neige toute noire
Les chemins seront recouverts de mon coeur
Je verrai venir la nuit
A travers mes doigts

Si je meurs ce sera un jour aux approches du soir
Les enfants iront au cinéma
J’enfoncerai mon visage dans une fleur
Comme pour pleurer.
Un train passera inperciptiblement

Si je meurs ce sera un jour aux approches du soir
Il me plaira de m’en aller
J’entrerai dans une ville un soir
Je regarderai la mer
A travers les abricotiers
J’irai voir un spectacle

Si je meurs ce sera un jour aux approches du soir
Un nuage passera au loin
Un nuage d’enfance noir
Un peintre surréaliste
Commencera à changer le monde
Le chant des oiseaux, les cris
La couleur de la mer
Et des champs se mèlent

Je t’apporterai un poème
Les paroles jailliront de mon rêve
Le monde se séparera en parties
Dans l’un le matin de dimanche
Dans l’autre le ciel
Dans un autre les feuilles jaunies
Dans un autre enfin un homme
Tout recommencera
1972

Traduit par Y.Avunç

 

POEME POUR LES REVES D’ UN ENFANT

Une personne aimée disparue subsiste
dans les rêves d’enfants
les chiffonniers l’ont volée
un jour vers le soir inopinément

La fraîcheur des champs
vient se poser sur le front d’un enfant
voilà pourquoi ils ont les fronts
blancs et tendus en dormant

Ton enfance a un lien de parenté
avec les jardins et les pommes d’hiver
la poussière s’élève là-bas
sur une pente du côté d’un cimetière

Un amour perdu ressemble toujours
à une bille perdue
on évoque sa clarté à travers
les larmes à peine répandues

Une bille perdue apparaît parfois
dans le rêve d’un enfant
les cerisiers se balancent et dans le ciel
les pigeons passent en s’envolant
1970

Traduit par Y.Avunç---

 

MELANCOLIE DU SOIR DANS LES VILLES DE PROVINCE
La mélancolie du soir dans les villes de province
Est la même chose aux quatre coins du monde
Le ciel claire et les silhouettes des maisons
Et le regard triste des femmes

Des lointaines campagnes
Le vent répand la voix du soir
Progressivement le corps des montagnes
Sombre dans la nuit

J’ai passé mon enfance dans les villes de province
Cette tristesse grise du soir
M’est restée au coeur

Ýl y a des années que je vis cette tristesse
Je regrette, ô combien je regrette
Mon nom prononcé par ma mère quand elle m’appelait

1980

Traduit par J.Pinquié et L.Yýlmaz

 

UN MATIN ENTRANT DANS UNE VILLE DÉJA CONNUE
Un matin entrant dans une ville déjà connue
on songe à des choses chaudes et intimes à voir
Un lit familier vous attend
Un visage d’enfant vous sourit à travers les souvenirs

Villes amicales, villes aimées, villes mères
dans chacune de vous j’ai connu tant de souffrances tant de bonheur
il m’arriva de vivre des jours tristes à perdre la tête
et de traverser aussi vos rues avec une joie juvénile dans le coeur

Comme un film à carreaux infinis
ma vie se déroule dans ma mémoire
et j’éprouve le sentiment de tout reprendre
et de tout revoir

Un matin entrant dans une ville déjà connue
on songe à des choses tristes et bizarres même
non seulement pour avoir senti que cette ville
a changé mais que vous avez changé vous-même

1977

Traduit par Y.Avunç

 

ASSIÉGÉ
Assiégé, je dois prendre des décisions
qui affecteront ma vie
je vis l’amour dans des chambres délabrées
et non dans des jardins fleuris

Et voilà que je trouve le vers le plus beau
ce qui dérange mon rêve est un coup de klaxon
mes réflexions sur ma vie en tête
et une tache de graisse sur mon pantalon

Un spot publicitaire ricaneur et importun
vient s’ajouter à la fin d’un film touchant
l’affection perd son sens
et la haine devient versatile pourtant

A côté d’un cadavre d’enfant
vit en moi un enfant qui rit
on a oublié d’éprouver une joie pure
et de se tourmenter, c’est fini

Un ciel existait autrefois
un ciel infiini bleu et vaste
où errent maintenant les nuages engourdis
comme des chiens malades

La mer enchaînée par des brise-lames
est en voie de devenir une eau croupissante
un marais installé en nous
répand son venin dans la nature rayonnante

Assiégé, je dois prendre des décisions
qui affecteront ma vie
mais rien ne pourra faner l’amour verdi par moi
dans des terres arides sans fruits

1978

Traduit parY.Avunç

 

J’AI BEAUCOUP AIMÉ AUTREFOIS ET J’AIME ENCORE
J’ai beaucoup aimé autrefois et j’aime encore
M’en aller le long des chemins
Tout en traversant rapidement les villes fabuleuses
Regarder la steppe le soir par les vitres d’un car

J’ai beaucoup aimé autrefois et j’aime encore
Toucher la peau vibrante et toute chaude des femmes
Plonger mon corps dans les eaux fraîches
Suivre la poésie et l’amour à la trace

J’ai beaucoup aimé autrefois et j’aime encore
Penser que j’existe, en frissonnant…
Craintif devant la pluie et la solitude
Dans une chambre obscure comme un petit enfant

J’ai beaucoup aimé autrefois et j’aime encore
Unir ma pensée à tout ce qui est large et infini
Aspirer à tout ce qui est hargneux inaccessible et pétulant
A tout ce qui est sage et qui devient mien tout doucement

J’ai beaucoup aimé autrefois et j’aime encore
Tout ce qui est lumineux et doué d’une vitalité automnale
J’aimerai toujours tant que j’aurai un cerveau et un corps mortels
Tout ce qui est ýnvariable variable mais éternel

1978

Traduit par Y.Avunç

 

LE POEME ECRIT AU SEUIL DE QUARANTE ANS
Adieu aux petites émotions
C’est que le soleil est mon frère
C’est que le vent est mon contemporain
Et je fais l’amour avec une rivière

Il me sied maintenant d’être simple
Il me sied d’être calme
Avec la joie de vivre rivalise
La beauté des vers en mon âme

Je t’aime d’amour de plus en plus tendre
La plus belle des belles ô ma vie
Me voilà dans une broderie délicate et fine
Avec tant de peine accomplie

Adieu aux petits soucis aux petites passions
C’est que l’univers est mon contemporain
Je suis dans un courant vertigineux ravissant
Sans commencement ni fin

1981

Traduit par Y.Avunç

 

TU ES MA BIEN-AIMÉE
Tu es ma bien- aimée, tu n’as pas le temps de penser à ton identité
Tu ne penses qu’à tout ce que tu as à faire
Tu es quelqu’un parmi la foule
Une étoile dans la nuit, comme une enfance disparue
Tu es ma bien-aimée, je baise tes dents blanches
Qui cachent entre elles un poème
De l’acte d’amour inachevé la nuit dernière

Tu es ma bien-aimée, mom amour étouffé, ma jeunesse qui saigne
Je te fais envoler vers ton enfance
Tes ailes sont fatiguées, tu es en sueur
La nuit tu te réveilles à mes côtés tout en s’écriant
Chaque matin je salue de la main ton mélange avec le métal

Tu es ma bien-aimée, nous glissons un signet et suspendons l’amour
Vécu en cachette dans les bus et les trains
Et sans que nos corps l’un à côté de l’autre
Puissent saigner tout leur soûl

1990

Traduit par Y.Avunç

 

L’ ÉTÉ
Je t’aime mais cela ne veut rien dire que je t’aime
C’est un autre temps que j’évoque avec cette odeur d’été
Je connais ce goût d’été, je connais l’amour qui transpire
Je connais l’aine et les tempes qui transpirent

Je m’observe, je hume, l’été passe
Comme s’il ne devait pas passer. Les sons suspendus en l’air
Atteignent paresseusement leur but
Le profond sommeil de l’été, l’été de la torpeur
L’été du désir d’aller vers les lointains climats

L’été ressemble à une fleur grande et honteuse
(Je me rappelle ce rapprochement)
La pleine lune est toute nue
(Ce rapprochement également)
L’été, voilà que se chauffent les pierres tombales
Voilà que se chauffe le sang des lézards

Des herbes et des lézards jaillissent de mes cheveux
L’été, des jardins mal entretenus
Des bassins mal entretenus
Les jours d’été j’ai la langue déliée
Et pousse sur elle l’ortie de l’amour

Je produis des mots de soie, viens donc si tu veux
Les mots tombant de fatigue restent à mi-chemin
O amour ô mots écrits sur le velours de la nuit

L’été m’attire dans son lit profond
Je pleure et je renais
L’été est un sommeil mortel et un instinct nocturne
Où nous entourent de fraîches étoiles

Les mots s’engloutissent dans les eaux proofondes
Et émergent sans cesse
Voilà ce qu’est l’été et voilà ce qu’est le roman
L’été me blesse

1990

Traduit par Y.Avunç

 

FIN D’ÉTÉ
Les coings et le soleil ont jauni
Les étoiles sont plus brillantes
Et la lune est déjà plus froide.
La mer d’automne gémit après un amour perdu
Quand elle se retire battant le rivage.
Déborde du fond de moi le regret de l’été passé
Comme du papier déborde l’encre.

1992

Traduit par Y.Avunç

 

LES ROSES, LES MATHÉMATÝQUES
Les mathématiques sont aussi belles qu’un jour d’été
De profondes roses et résoudre un problème
La problème au fond d’une rose
A la beauté d’un verre d’eau quand même

Le sourire de ma mère et un jardin derrière
Le problème et la rose dans la voix d’un enfant
Dans le mouvement de la terre un jour d’été
Un problème semble égal à une rose pourtant

1991
Traduit par Y.Avunç

 

DESTINATION
Nos yeux sont faits les uns pour les autres
Nos mains, nos lèvres
Et l’amour pour nous

La nuit est justement faite pour l’amour
Le vent pour la nuit
Et la pluie pour le vent

Nos baisers sont faits pour la pluie
Notre chambre pour les baisers
Et le monde pour notre chambre

Et nous pour le monde

1992

Traduit par Y.Avunç

 

JOURNAL D’ALANYA

1
Tu es venue comme une déesse de fertilité
Avec du fromage, du pain et de l’eau dans ton panier
Le sel et le bleu dans tes yeux
Ta jupe était agitée comme la Méditerranée

Tu es venue comme une déesse de fertilité
Avec la promesse de la béatitude prochaine
Avec les appels des mers lointaines

Puis le silence et les fleurs dominent partout
Des gouttes de lumières dans les chants des oiseaux
Il y a des mots qui appellent à l’amour
Dans le frôlement des feuilles et des roseaux

Tu es venue comme une déesse de fertilité
Avec une grâce à faire bouillir mon sang
Avec des grenades qui s’éclatent et des rivières en crue

2
Au fond , à peine profond
La tristesse ;
Une faille en moi me fait mal
Dès que l’on la touche

Mais le vent sait bien guérir
Les plaies avec sa langue
Et la Méditerranée
Avec son sel

3
Même quand une abeille se pose
Le rêve profond des fleurs n’est pas dérangé
Nous sommes exactement dans le même état
Dans l’enchantement d’un jour d’été

Un enfant pleure, une barque
S’éloigne lentement
Et de tes doigts que je baise
Un parfum de basilic se répand

Le bruissement infini de la mer
Augmente l’accalmie
M’allonger par terre
Me taire comme un arbre endormi...

4
C’est un mal de mer que je connais
Depuis les temps les plus éloignés
Peut-être depuis mon enfance
Peut-être depuis le moment où je suis né

C’est un vertige que je connais
Son reflet vient
Des fleuves mystérieux
De tes yeux

C’est un battement de cœur que je connais
Il monte en moi sans cesse
Et embrase le soleil encore une fois
Lorsque nos corps se caressent

5
Je me souviens des poèmes
Où la femme est la mer ;
Pourtant
Dans les vagues
Qui chargent la terre
De toute leur force
Je vois l’homme ;
Les vagues reculant
En laissant sur sa peau
Des écumes
Avant de charger à nouveau
Avec une nouvelle force..

Ou bien épuisées
Par ses mouvements
Elles s’endorment
Au pied
De la terre…

C’est la terre
Qui est femelle
Forte comme un utérus,
Immobile
Insatisfaite
Dans l’attente…

La mère dans la nuit
Les vagues qui montent et descendent
Font penser aux agitations de l’homme
Et à sa fierté ridicule
Dans cette union
Infinie

1999

Traduit par Aytekin Karaçoban

 

MA PREMIERE RENCONTRE AVEC L’OCÉAN
En ce moment même perdure l’effet
de ma rencontre avec l’Océan
notre Méditerrannée est une petite fille
auprès de lui seulement

Cette masse d’eau d’une ampleur incroyable
sur le rivage déferlant
infiniment en elle-même
et dans sa solitude vivant

Je voudrais passer au moins une nuit
au bord de cette magnificence
pour me rendre compte des limites
de l’homme et de ses jours en conséquence

Après une très longue absence
Voilà que la poésie s’agite en moi
Et je comprends que ma propre poésie
a la nostalgie de cette grandeur sauvage ma foi

Sous le ciel d’automne couvert de nuages
sa solitude pourrait me donner envie de pleurer
de ma vie je n’ai rien vu
d’aussi triste que cet Océan éploré

J’évoquerai toujours son souvenir
dans cette étendue infinie là-bas
avant de me perdre noyé
dans l’océan de mon coeur qui bat

Bordeaux, Novembre- Décembre 2003

Traduit par Yaþar Avunç

Les poèmes de Paris

 

SONNET
Les maisons à Paris ont l’air vernies
Surtout les fins d’après-midi ensoleillées
Paris,sur les pavés réchauffés
S’étend comme une blanche femme pâmée

Ensuite les premiers remous, les premiers hommes
Et tout cela va se muer en un rêve du soir
Paris, drôle de ville, complexe, incompréhensible
Paris aveugle sans coeur monstrueuse.

Et la tour Eiffel sur son buste gigantesque
Porte un cerveau pas plus gros que le poing
S’approche et s’éloigne avec ses yeux bêtes, ahuris.

Là-bas, tu peux t’écrouler d’amour, de désespoir
Tu peux crier, devenir fou, crever
Tout le temps cette ville te dépassera.

1973

Traduit par M.Aquien,G.Dino et P.Chuvin

 

LES POEMES DE PARIS I
Je suis seul dans ce soir désert de Paris
Des cieux couverts tombe une pluie fine
Qui augmente encore et encore la solitude
Lorsque je regagne ma chambre comme un abri
Le coeur triste et tout fraîchement saignant

Mes poèmes m’ont-ils quitté
Je suis un voyageur perdu en ces lieux maintenant
Où sont mes racines et où suis-je
Comme dans un rêve alors que je traverse les boulevards
Et que je respire l’air suffoquant du métro
Mes poèmes m’ont-ils quitté dois-je y croire

Au café une femme assise à une table voisine
Fume cigarette sur cigarette
Regarde par la fenêtre avec ses yeux tristes
Avec ses yeux tristes bleus et enfantins
Sa peau est blanche et lisse comme la soie
Au café une femme assise à une table voisine

Aurions-nous quelque chose à partager
Si nous sortions ensemble sur ce boulevard désert
Sous cette pluie serrée
Si nous marchions vers d’autres boulevards
Fumant cigarette sur cigarette
Aurions-nous quelque chose à partager

Que pourrait bien lui évoquer mon pays lointain
Elle une jeune plante enracinée dans d’autres terres
Moi un homme arraché d’autres terres avec ses racines
Au café la femme aux yeux bleus et tristes
La tristesse flotte sur ses lèvres
Que purrait bien lui évoquer mom pays lointain

Voilà un essai de poème à Paris
Me raconter et raconter tout ce que j’ai vu
Redevir ainsi maître de ma voix
De ma voix répandue ça et là
Déboucher les voies de mon coeur
Voilà un essai de poème à Paris

Pourtant cette femme-là aux yeux bleus et tristes
La tristesse flotte sur ses lèvres
C’est elle l’image que ce poème recherchait
Si Apollinaire ou Baudelaire la voyait
Chacun certainement lui consacrerait un poème
Pourtant cette femme aux yeux bleus et tristes

Ce soir de Paris morne et humide
Qui augmente encore et encore la solitude
Voilà qu’il me fait don d’un poème
Ou plutôt d’un brouillon de poème
L’image d’une femme aux yeux bleus et tristes
Faite de Paris du soir et du crachin silencieux même

1984
Traduit par Y.Avunç

 

LES POEMES DE PARIS II
Les chemins de Paris sont longs et de pierres
Un poignard s’agite en moi
Mon coeur est lourd comme une meulière

Le Paris de Verlaine et il ne cesse de pleuvoir
Ma vie branle comme une dent pourrie
Dans une pièce basse sourde et noire

Les jours sont monotones et les nuits longues
Ton visage que j’ai laissé là-bas, dans mon pays
Est une pétale de rose mouillée sous la pluie

1984
Traduit par Y.Avunç

 

LES POEMES DE PARIS III
J’avais aimé une jeune fille dont les pupilles
Se dilataient et se resserraient comme celles d’un chat

Elle avait des cheveux blonds et lisses un visage pâle
Son regard tantôt s’éteignait tantôt scintillait

Elle était un nuage blanc qui passait dans le ciel
Pesant et poussiéreux de Paris

Elle était “la passante” de Baudelaire
Peut-être était-elle une des “Fleurs du Mal”

La jacinthe de Saint-Petersbourg adorée par Pouchkine
Une rose empruntée à Yahya Kemal

Elle a fondu dans la voix triste d’un poète turc
Sous le charme d’un jour d’été

1984

Traduit par Y.Avunç

 

LES POEMES DE PARIS IV
Dans les banlieues fantômes de Paris
J’ai entendu le cri muet de l’angoisse
Pour avoir vu le visage sanglant du temps qui passe

Le temps est un train noir traversant
Le coeur serré d’un enfant froissé
Alors que la nuit abaisse son volet pesant

Toutes les larmes je les connais moi
Une mer d’Istanbul de mon enfance
M’invite de la main par un passage étroit

1984
Traduit par Y.Avunç

 

LES POEMES DE PARIS V
Je cherchais le chemin qui mène à la liberté
Non pas sur les visages humains mais dans le ciel
Je cherchais un petit nuage blanc
A l’heure où je me suis réveillé suffoquant
Etait-ce ce petit nuage qui me consolait

Pas un seul amour ne détruisait puis ne réparait
Un amour étincelant d’eaux de pluie
Je ne partageais rien dans cette ville
Que commence là où la poésie finit
Etait-ce mon enfance qui souffrait en moi

Je comprenais que la vie coulait
Comme les eaux profondes
Quand je frappais mes racines arrachées contre le vent
Et que la nuit tombait comme un précipice
C’est de l’angoisse que j’ai sorti ce poème

Personne d’autre seule la Méditerranée pleure
Un jour d’automne étrange et perdu
Tandis que le sens devance rapidement la forme
Ni celui qit tombe dans son propre précipice
Ni celui qui étouffe dans ses propres labyrinthes ne pleure

1985
Traduit par Y.Avunç

 

LES POEMES DE PARIS VI
C’était toi que j’attendais tout au long d’un automne
Alors que la pluie m’imprégnait opiniâtrement
Et que la nuit les étoiles résonnaient dans le ciel
C’était toi que j’attendais tout au long d’un automne
Avec d’indomptables frissonnements dans le coeur

Je me laissais sans cesse aller à la rêverie
Je descendais dans les bas-fonds de la tristesse
Je tenais la mort dans la main
Affligé de ne plus être très jeune
Je me laissais sans cesse aller à la rêverie

Lorsque tu as entrebâillé la porte de l’amour
Au soleil désert de mon enfance
Nageant dans le fleuve noir du temps
Lorsque tu as entrebâillé la porte de l’amour
Une nouvelle sève s’est répandue dans les mots

La poésie se mourait dans un coin muet
Il a suffi d’un seul effleurement de tes doigts
Sentir soudain l’avenir
Sentir soudain l’existence
La poésie se mourarit dans un coin muet

C’était toi que j’attendais tout au long d’un automne
Dans la tristesse d’un amour avorté
Alors que la nuit les étoiles résonnaient dans le ciel
Et que la pluie m’imprégnait opiniâtrement
C’était toi que j’attendais tout au long d’un automne

1985
Traduit par Y.Avunç

 

C’ÉTAIT PARIS
C’était Paris, c’était la nuit, j’étais jeune
La Seine coulait toute noire,épaisse
J’étais soûl , trempé et ivre
D’amour, de poésie, de tristesse

C’était Paris, Paris à mille facettes
Paris dont jadis j’étais tombé amoureux moi aussi
Quand septembre avait baisé mes lèvres jusqu’au sang
Un jour aux approches du soir.

C’était Paris, mille mélancolies dans le coeur
J’aurais voulu mourir là-bas
Je traînais mes poèmes
Qui n’étaient pas écrits

C’était Paris le Paris de mon amour
Chaque rire chaque parole couvrait un mystère
De pied en cap j’étais comme un coeur
Enveloppé de nostalgie

C’était Paris mais le Paris de quel temps
S’envolant avec la vie qui s’envole
Tout est devenu souvenir brusquement
L’amour est devenu élégie

C’était Paris le Paris de la nuit et de la tristesse
Merci pour tout ce que tu m’as
Épargné et offert à la fois
O Paris de la pluie et de la jeunesse

1992
Traduit par Y.Avunç

Blanche la neige est tombée comme de la soie

 

UN JOUR CERTAINEMENT
Aujourd’hui j’ai fait l’amour, puis j’ai participé à une manifestation
Je suis fatigué, le printemps est là, je dois apprendre à tirer
cet été
Les livres s’accumulent, mes cheveux s’allongent, partout
une agitation toýnitruante
Je suis encore jeune, je veux voir le monde, c’est si bon de s’embrasser
c’est si bon de penser, un jour nous vaincrons certainement!
Un jour nous vaincrons certainement, ô changeurs d’antan!
ô imbéciles! ô grand vizir!
Ma bien-aimée a dix-huit ans, nous marchons ensemble sur le boulevard,
nous mangeons des sandwiches, nous parlons du monde
Les fleurs ne cessent pas d’éclore, les guerres éclatent, comment tout
peut-il finir par une bombe, comment ces fumiers peuvent-ils vaincre
Je réfléchis longuement, je me lave la figure à grande eau, j’enfile
Une chemise propre
Un jour cette oppression prendra fin, ce pillage s’achevera
Mais je suis fatigué en ce moment, je fume beaucoup, j’ai un pardessus
sale sur le dos
La fumée qui sort des cheminées monte au ciel , j’ai dans la poche
des recueils de poésie vietnamienne
Je pense aux amis à l’autre bout du monde, aux fleuves
à l’autre bout du monde
Une fille meurt en silence, elle meurt en silence là-bas
Je traverse les ponts, un jour pluvieux et obscur, je marche
vers la gare
Ces maisons m’attristent, ce monde délabré
les hommes, les bruits de moteur, la brume, l’eau qui coule aussi
Que dois-je faire…que dois-je faire… partout un reste de tristesse
J’appuie mon front contre un fer froid, je me souviens
de ces jours passés
J’ai été enfant moi aussi et je devais avoir des amours
Je pense à mes retours de cinéma, à ma mère, comment tout peut-il
mourir, comment peut-on être oublié
O ciel! Je me couchais sous toi silencieusement, ô champs
lumineux
Que dois-je faire…que dois-je faire…Puis je lis Descartes
Ma barbe repousse, j’aime cette jeune fille, je fais une petite marche
vers Çankaya
Un dimanche, un dimanche ensoleillé, comme mon coeur déborde,
comme je me mêle à la foule!
Un enfant regarde par la fenêtre, un enfant superbe aux grands yeux
rêveurs
Et puis regarde son frère qui ressemble aux photos d’enfance
de Lermontov
Moi j’écris un poème à la machine, je veux savoir ce qu’il y a
dans les journaux, j’entends les chants d’oiseaux
Je suis un poète modeste, chérie, tout m’enthousiasme
Mais pourquoi pleurer en regardant un homme du peuple
Je regarde ses oreilles, son cou, ses yeux, ses sourcis,
les mouvements de son visage
Je dis ô peuple je dis ô enfant et soudain je fonds en larmes
Je maudis tous les poètes individualistes, je m’en vais à la halle
acheter des oranges
Je maudis ce verbiage, ces coeurs séchés, le salut de l’individu etc.
Je maudis ces rats de bibliothèque, mais ensuite je les pardonne
Dieu sait ce que tout deviendra après de longues soirées d’hiver
Après de longues soirées d’hiver racontées dans les contes
Je ne cesse pas de penser à tout cela, la tristesse alterne
avec ma joie
Mon coeur est un ciel de printemps extravagant, en bref un coeur turc
Attendre me lasse, avec affolement je raconte des choses
à droite et à gauche
Je prends l’autobus, j’examine avec curiosité un insecte
en le prenant par les ailes
Je marchais jadis au printemps vers ces espaces couverts
de décombres et d’herbes
Je me souvenais du poème de ce vieil américain qui chantait
l’automne
de ce poème avec des près évoquant toutefois le printemps
Ainsi je m’apprête pour un nouvel enthousiasme je m’apprête
à me précipiter dans la rue
à me jeter la tête première dans un abîme
Je garde en moi l’impression d’une chose vaste et bleue, cela vient
peut-être des films que j’ai déjà vus
Un chapeau, un ciel agité, un monde artificiel et chaud
Je n’en finis pas de raconter ma nostalgie
Je peux dépenser tous mes amours tout d’un coup, je me rappelle
ces chemins sous la pluie
ces odeurs d’essence, ces poteaux mouillés, les mains de mon père
rondes et chaudes comm une miche noire
Je dormais. Et soudain je vois un nouveau film au cinéma, une nouvelle
fille en ville, un nouveau garçon au café
Sur le balcon elle se tenait triste et vêtue d’une robe de chambre…
Mais pourquoi cette affliction, quel est cet affolement
qui me déchire le coeur
C’est comme si je devais mourir demain ou la police devait être bientôt là
Ils viendront prendre mes livres, ma machine à écrire, la photo
de ma bien-aimée sur le mur
Ils me demanderont : le nom de ton père où es-tu né voulez-vous bien
nous suivre au poste
Je pense aux amis à l’autre bout du monde, aux fleuves
à l’autre bout du monde
Une fille meurt en silence, elle meurt en silence au Viêt-nam
Je trace une image de coeur dans l’air tout en pleurant
Je me réveille en pleurs, un jour nous vaincrons certainement
Un jour nous vaincrons certainement, ô importateurs,
ô exportateurs, ô grand mufti!
Un jour nous vaincrons cetainement! Un jour nous vaincrons certainement!
Nous le dirons mille fois!
Et puis encore mille fois, et puis encore mille fois, nous le multiplierons
en chantant des marches
Moi et ma bien-aimée et nos camarades nous marcherons sur le boulevard
Nous marcherons dans l’enthousiasme de renaître
Nous marcherons en nous multipliant…

1965

Traduit par Y.Avunç

 

UN JOUR CERTAÝNEMENT(fragment)
Mon coeur est un ciel de Printemps sans rime ni raison,en bref,un coeur Turc
Attendre m’exaspère, çà et là je raconte avec agitation des choses
Je prends l’autobus,j’examine avec curiosité un insecte en le prenant par les ailes
Je me promenait jadis au Printemps,sur ces espaces de ruines et d’herbes
Et Je me souvenais du poème d’Automne de ce vieil Américain
Dans ce poème des prairies:il me parlait malgré tout du Printemps
Et c’est ainsi que je suis prêt pour un nouvel enthousiasme, une nouvelle errance par les rues
Comme d’une falaise je refais le saut de l’Ange
En moi cette impression d’une chose vaste et bleue,peut-être un film déjà vu...?
Un chapeau,un ciel fou, un monde artificiel et chaud
Raconte, raconte, rien ne cesse et ne cesse la nostalgie que j’ai
J’ai le pouvoir de dépenser tous mes amours en un clin d’oeil au souvenir des chemins sous la pluie
Des odeurs d’essence, des poteaýx mouillés et les mains de mon père comme un pain de campagne-
brunes et chaudes
Je dormais. Et puis soudain je vois un nouveau film au cinéma, en ville une nouvelle fille, au café un
nouveau garçon
Sur son balcon elle se tenait, seulement vêtue de son chagrin et de sa robe de chambre
Quelle tristesse là-dedans? Quel est ce tremblement qui prend le coeur
Comme si la mort devait venir demain, ou la police?
Ýls viendront.Ýls prendrons mes livres, ma machine à écrire, la photo de ma bien-aimée sur le mur
Ýls me demanderont: Le nom de votre père où es tu né veuillez nous suivre au poste
Et je songe aux amis à l’autre bout du monde, aux fleuves à l’autre bout du monde
Une fille meurt en silence au Viêt-Nam
Et je trace dans l’air une image de coeur
Je me réveille. Je pleure. Un jour certainement nous vaincrons
Nous vaincrons certainement. O vous importateurs,exportateurs. Cheikh de tous les croyants.
Un jour certainement nous vaincrons.Un jour certainement nous vaincrons.Nous le dirons des milliers
de fois
Et mille fois encore. Et mille fois encore. Et nous multiplierons par les rues en marchant
Moi et ma bien-aimé et mes amis nous marcherons sur le boulevard avec l’ardeur de naître de
nouveau, nous marcherons encore
Nous marcherons en nous multipliant et nous multipliant.

1965

Traduction et adaptation Abidine Dino, Marc Delouze

 

BLANCHE LA NEIGE EST TOMBEE COMME DE LA SOIE
Blanche la neige est tombée comme de la soie
De ses pas plus légers que la neige
Une fille est passée comme dans un rêve
J’ai pensé à mes amis aux choses chéries
Comme si on devait les posséder à jamais
Des chants ont résonné à travers les chambres
Blanche la neige est tombée comme de la soie
Une fille est passée rappelant des colombes.
La ville qui est au loin
Dans le sommeil est plongé maintenant
J’ai pensé un à un à chacun
De mes frères à ce qu’ils font
Nihat
Ne doit pas dormir.
-Une merveilleuse chanson
Elle chante la fille dans la chambre d’ à côte
Un chant populaireRusse
Et maintenant c’est avec le coeur
Qu’ils recommencent-
Nihat doit penser
Dans l’obscurité.
-Je crois bien
Dans une heure
En prison
On va éteindre les lumières
De l’extérieur.-
Blanche la neige est tombée comme de la soie
De ses pas de papillons
Une fille est passée sur la neige.
Les hommes transportent leurs propres chants
Leurs propres illusions
Ils ont besoin
Des chants contemporains
Leur racontant
De leur vie la profondeur
Leurs sentiments
Qui ont vu jour ou pas.
Aussi
Des chants intelligents
Concrets
Compréhensibles
Attisant la lutte.
Blanche la neige est tombée comme de la soie
Sur cette terre remplie de douleur
Impitoyable.
La barbarie
Est toujours puissante
Elle règne encore
Les hommes
Meurent
Tout jeunes
Tout chauds
Ýls meurent
Comme si
Jamais ils n’allaient mourir.
La vie
Continue et passe
Par ailleurs ce sont des grillages.
Blanche la neige est tombée comme de la soie
Elle est tombée sur les cils d’une fille
Elle est tombée sur une rivière bleue
Elle est tombée sur mes cheveux
Sur les autobus
Sur les arbres
Sur les maisons
En pensée
Je l’ai caressée
En pensée j’ai caressée
Les pas de papillons
De la fille qui est passée à mes côtés
Une fille ordinaire
Avec ses rêves.
J’ai voulu
Que ce monde
Soit plus beau
J’ai voulu
Que finisse enfin
Sous la neige qui tombe comme de la soie
Blanche
Toutes ces ignominies.
Que le nouveau-né
Dans son berceau
Ne vive plus menacé de mort
Et qu’ils ne soient plus déchiquetés
Tout chaud
Tout vivant
Les hommes plein de vie.
Laissez
Pour que blanche sous la neige
Qui tombe comme de la soie
Nous possédions nos illusions
Vivons
Libres
Beaux
Pensifs
Racontons
Les uns aux autres
Ce que nous pensons
Que la joie règne partout
Humaine
Attentive
La terre sera plus belle
Je crois en cela
Comme je crois
En la beauté du coeur humain
A son courage à ses possibilités sans fin

1973

Traduit par L.Vekilli

 

RUE DE LA MOSQUEE AUX CERÝSES
La rue de la mosquée aux Cerises
vers la Corne d’Or descend
bordée de pauvres maisons de bois
et de balcon en redan

Sur la chaussée des femmes
assises tricotant
devant le café sous la treille
des hommes renfrognés boudant

Retour d’usine, minaudières mais lasses
passent des jeunes filles aux robes fanées
causent d’on-ne-sait-quoi en kurde
de jeunes garçons aux coins de rues postés

Un portefaix de cent ans se bat
contre cent kilos de charge
et de tout petits gamins
s’injurient dans la décharge

Si je parle à ces mômes
qu’est ce que je peux bien leur dire
un vieux ramasse des copeaux de nylon
pour les brûler dans l’hiver à venir

La rue de la Mosquée aux Cerises
d’Istanbul la pauvre, une rue
avec ce poème dans ma tête
un après midi je l’ai parcourue

1977
Traduit par T. Celal

 

LES VOÝX
J’avance m’accrochant aux voix humaines
mes bras sont grands tout grands ouverts
pour ne pas sombrer dans le précipice

J’avance m’accrochant aux voix humaines
pour ne pas perdre ma voie
dans l’obscurité suffocante

La voix de ma fille dit « maman »
affinant en « i » le son « a »
quand à peine elle balbutie « papa chéri »
alignant les premiers verbes appris
cette voix tel un fruit vert sur la branche
émue, mal assurée et d’un coup s’élevant.

La voix de ma femme, comme un sourire plein d’espoir
remplie d’affection comme celle d’une sœur

La voix de mon père au téléphone
basse, lointaine, mais proche comme un cœur

Les voix de mes frères en exil
qui me saluent soudain
leurs éclats font briller
l’enfance
tant et tant d’autres choses encore

La voix de ma mère que j’ai oublié
résonne parfois dans mes rêves

La voix de mes amis, qu’accablé
je voudrais entendre presque toucher
pour ne pas perdre ma voie
pour ne pas disparaître et sombrer

Des voix me disent « soigne-toi bien »
des voix me disent « comment vas-tu ? »
inquiètes, gorgées d’amitié, hautes, graves, rauques ou perçantes
quand je suis au plus bas
ces voix que j’ai envie d’entendre
M’accrochant plein de confiance
A cette obscurité que tout ensemble nous traversons

1981
Traduit par L.Vekilli

 

LE JOUR DU PARLOIR
Ýls ont mis un grillage de fer entre mon enfant et moi
Mon enfant de deux ans et demi

Mon enfant voulait me rejoindre
Comme un oiseau se cognant à sa cage

Ýls ont mis des réseaux de barbelés entre mon enfant et moi
Plusieurs épaisseurs sur deux rangs

« Papa ne te cache pas » a dit mon enfant
Sur un ton de reproche. Avec un regard qui se débattait...

Ýls ont mis un précipice entre mon enfant et moi
Un précipice séparant joie et haine

Et moi –comme un imbécile – je pense encore
Qu’il est impossible d’être à ce point inhumaine

I982, Prison Militaire de Maltepe

Traduit par J.Pinquié et L.Yýlmaz

 

LETTRE A STRATÝ KORAKAS
Nous passons par une longue nuit, par une nuit obscure
Nous passons par une nuit sans pitié
Hier les plus beaux enfants de ton pays étaient en prison
Maintenant c’est à nouveau le tour de mon pays
Peut-on Strati mettre en prison le soleil
Mettre en prison le nuage
Mais voilà on emprisonne...

Salut Strati
Yassou frère
Là-bas, à Athenes dans ta demeure modeste
Nous avions un après-midi fait la sieste
Côte à côte assis sur un canapé
Nos pieds adossés à des chaises
Nous nous étions de la sorte endormis...
Chaleur de cet après-midi d’Athènes
Je ne sais pas pourquoi
Je n’arrive pas à oublier ce sommeil fraternel
En fin de journée, ta femme d’origine flamande
Et de tes jumeaux la mère
Avait chanté sur la terrasse une chanson
Accompagnée d’une guitare
- qui parlait d’une mère disparue -
Et ton père
-Le paysan de Chios et l’ouvrier émigré-
Comme tous les travailleurs de nos pays
Respectueux, digne
Sincère
Avait écouté avec nous la chanson
Je n’arrive pas à oublier ce chant
Ni cet après-midi de même

Salut Strati
Yassou frère
Un autre jour, nous sommes allés au bord de la mer
Près de la prison en pleine ville
La jeune fille au regard de velours à mes côtés dans la voiture
Avait dit
“Les déchets da la junte de colonels
Se trouvent à l’intérieur de cette prison
Hier c’était nous
Aujourd’hui c’est leur tour
Et nous, on va se baigner dans la mer,c’est drôle n’est pas?
On avait rit...

Les déchets de la junte des colonels sont toujours en prison
Et dans mon pays
Ce sont maintenant des filles aux yeux de velours
Et nos fils aux yeux noirs
Sans avoir encore goûté à la vie
Sans être rassasiés d’avoir regardé le soleil
Enfermés derrière des barreaux en fer

Salut Strati
Yassou frère
Peut-on oublier le soleil
De ton pays
Ýllumunant les pierres blanches des millénaires
Peut-on jamais oublier ton pays douloureux
Qui depuis longtemps a mérité
Une vie humaine

Ýl y a des poètes
Le soleil de leur pays s’embrase dans leur poésie
Et les mers y respirent
Ýl existe des poètes
Dont les poèmes se dressent tel un drapeau sur les places
Ýls sont nécessaires à leurs peuples
Comme le pain,l’eau et la joie
Ah! Si je pouvais être comme ces poètes
Si ma voix
Pouvait suffire à raconter
Toutes ces choses que nous vivons...

Salut Strati
Yassou frère
Une nuit au bord d’une mere lumineuse
Je t’avais lu mes poèmes
“J’ai oublié comment étatit le visage de ma mère...”
Et toi
Tu m’as dit
“Tu veux dire
Je n’ai pas oublié
N’est,ce pas?...”
J’étais plein d’admiration devant ta finesse

Je n’ai pas oublié frère
Je n’ai pas oublié
Je n’ai rien oublié
Ce mois de mai qui ne voit point le printemps arriver
Cet après-midi fait de pluie
Allongé sur un banc de prison
j’écris ce poème
La radio
Diffuse une de ces chansons de ton pays
Qui pénétre le coeur
Et en face, dans l’espace
Là où s’ouvrent les cellules
Un soldat au visage de poète
Plongé dans le rêve du jour où il sera liberé

Salut Strati
Yassou frère
Nous passons par une longue nuit , par une nuit obscure
Mais nous allons la surmonter
Nous allons vaincre
Ces douleurs aussi,
Au nom de tous les poètes courageux
De ton pays et du mien
Je te le jure
Je me batterai
Jusqu’à ce que vienne
L’aube claire
Je te le jure
Au nom de nos figues plein de miel
De nos raisins délicats
De notre ciel, de nos mers
De nos filles aux regards de velours
De nos fils aux yeux noirs
Et au nom de ce soleil commun
Qui nous éclaire...

Mai 1982
Prison Militaire de Maltepe

Traduit par L.Vekilli

 

UN CHANT MATINAL EN PRISON
Dans la cour de la prison militaire de Maltepe
assis devant Büyükada dans les brouillards drapée
j’écris ce poème

Un samedi matin début septembre
le vent du sud fait trembler les arbres et la nuit
les fleurs sont lavées par la pluie

Le ciel est bleu les nuages sont blancs
un long été a passé suivant le printemps
me voilà encore en prison avec la fraîcheur de l’automne

La cour est entourée de barbelés
et derrière les sentinelles faisant le guet
les yeux se refermant d’insomnie

Depuis dix jours je n’ai entendu aucune voix d’enfant
Ýl me manque l’appel de ma fille “papa” me revoyant
Ýl me manque aussi sa joie quand elle me retrouve

Ma vie, ô ma vie de quarante ans
Je t’ai vécue autant que j’ai pu honnêtement
Et mon âme est rayonnante ici maintenant

Ça va passer, ma belle, ces jours vont passer aussi
Les barbelés seront arrachés ma foi oui
Et ses chaînes un jour le peuple les brisera

Septembre 1982
La prison militaire de Maltepe

Traduit par Y.Avunç

 

TROIS POÈMES POUR UNE FIN DE SEMAINE AU DÈBUT DE L’AUTOMNE
Vendredi Désert

Je me suis endormi, je me suis réveillé, rien n’avait changé
Le vendredi désert était ordinaire et glacé

Une femme usée lavait son linge
Allumait une bougie, fermait les volets

Un vent lassé a dispersé l’après-midi
En mille morceaux le coeur de la nuit a gémit


Samedi Perdu

Samedi perdu, samedi étouffé, samedi où j’ai pleuré
Où les vents roses ont traversé les champs en gémissant

Un samedi long, douloureux comme tout ce que j’ai perdu
Du linge s’agite sur une corde et une porte claque au vent

Tout ce qui empêche que je t’aime et que tu m’aimes
Des samedis arrachés, pris à notre vie

Un samedi fou , un samedi blafard comme un amour non vécu
Les yeux des enfants n’ayant pas vu le jour restent accrochés aux vitres

Un samedi muet,un samedi dépité, un ruban blanc taché
Rude comme la mort et comme notre vie froissée...

Triste Dimanche

Triste dimanche des cantiques chantées par des anges blancs
De l’amour soigneusement lavé, enseveli fermement

L’été est passé, le temps des vendanges est déjà arrivé
Les jeunes filles retardent encore d’une saison leur bonheur

Triste dimanche aux souvenirs des dimanches anciens devient orange
Et la joie des enfants reste toujours en travers de leur gorge

1982, prison militaire de Maltepe
Traduit par L.Vekilli

 

PABLO NERUDA

Maître de la poésie et de la vie
Pour parler d’un chilien à Paris
Jusqu’à la présence précieuse d’un lac.
Son esprit est resté toujours campagnard,
Campagnard du monde.

Ô, les mers !

Pour atténuer notre souffrance
Il nous suffit
D’une cruche d’eau
Qu’une femme
Nous offre
Et qui nous donne
La fraîcheur
Lorsqu’elle coule
De nos mentons.

Et des poèmes de Yannis Ritsos…

Des poèmes
Où il parle de la Grèce.

Pablo Neruda,
Grand brave de l’Amérique du sud.
Il a voyagé dans le monde
Avec les chaussures rudes.
Il connaît par cœur Shakespeare
Et tant d’autres…
Les rossignols s’envolent
De son esprit…
Il connaît par cœur
Les espèces des cailloux
Et des souffrances.

Et voici c’est le moment
De parler de Nâzim Hikmet…

On rend à la vie
Ce qui lui appartient
En la vivant
Petit à petit.

Pablo Neruda,
J’ai lu les poèmes d’amour
De ses vingt ans
Dans les trains
Qui m’ont entraîné
D’un endroit à l’autre
Loin de ma patrie :
- Tunnel
- Ce soir je peux écrire
Les vers les plus tristes.

Les amours passent
Et toi
Toujours apprenti
De la vie et de la poésie.

Ô, chose nouvelle
Inhabituelle
Que le cœur découvre !…
Ô, l’apprentissage
Qui ouvre
Sa place
Avec des coups d’épaule
Timides
Et de plus en plus d’audace !

1973
Traduit par A. Karaçoban
Les nouveau-nés n’ont pas de nation

 

UNE FLEUR BLEUE
La place est d’abord par les boulets martelée
Puis vient le quadrille des mitrailleuses
Sur les hommes entre-égorgés
Tombe la nuit berceuse

Seule et bleue veillait une fleur
Mais personne pour en cueillir la senteur

Les gémissements, l’aurore les estompa
Amoncelés côte à côte les cadavres
Cramée l’herbe, renversés les arbres
Et toute vie se noya

Seule et bleue veillait une fleur
Mais personne pour en cueillir la senteur

Ce matin le ciel était bleue encore
Et les oiseaux reprirent leur chant
Le vent du matin soufflait à sa guise à travers champs
Que connaît-il de la mort

Seule et bleue veillait une fleur
Mais personne pour en cueillir la sent

1988

Traduit par T. Celal

 

LA GUERRE ET LA PAIX
“Si tu veux la paix
Sois prêt à la guerre…”
Voilà le précepte
qu’on nous a appris jadis et naguère

Selon vous n’y a-t-il pas contradiction
dans cette conception ?
Comment la paix peut-elle
s’accomoder avec la guerre?

Que signifie: être prêt à la guerre ?
Cela signifie: attendre à chaque instant
Le doigt
sur la détente

S’armer
De pied en cap
Avec les derniers procédés
Et sans arrêt

Mais
tout le monde
doit bien apprendre
l’art de s’entre-tuer

Selon vous n’y a-t-il pas contradiction
dans cette conception?
Comment la mort peut-elle
s’accomoder avec la vie?

“Si tu veux la paix
sois prêt à la guerre…”
Ce précepte nous amène
à la conclusion suivante:

Si tu veux l’amitié
sois prêt à l’inimité
Qui serait d’accord
avec cette absurdité?…

Celui qui veut l’amitié
doit être prêt à l’amitié
Et celui qui veut la paix
à la paix

Et pour un monde
sans armes, sans guerre
on doit mettre
son coeur à nu

1988
Traduit par Y.Avunç

 

LA SOLITUDE
Que puis-je faire tout seul
se demanda l’un
puis décida de ne plus
rien faire

Que puis-je faire tout seul
se demanda l’ autre
puis se plongea dans les profondeurs
de sa solitude

Que puis-je faire tout seul
se demanda le troisième
puis continua de s’interroger
ainsi

Que pouvons-nous faire tout seuls
se demandèrent des centaines
et ils poursuivirent leur solitude

Que pouvons-nous faire tout seuls
se demandèrent des millions
ils étaient des millions
et tout seuls

Mais
entre temps
certains prenaient des décisions
en leur nom

Ceux qui se croyaient
tout seuls
en masse
furent exterminés

1988
Traduit par Y.Avunç

 

LA MORT ET SON ETAT-MAJOR
Un soir la Mort réunit
Son État-major:
La Famine, le Séisme
La Guerre, la Maladie…

Elle leur dit:“Que se passe-t-il
dans le monde des humains?
Le taux de mortalité
Va décroissant…

Des chants populaires au lieu d’élégies
S’élèvent des maisons
Que se passe t’il ?
Qu’elles en sont les raisons?”

La Famine parla: “Seigneur,
je n’y peux rien
Sans avoir besoin de pluie
ils arrosent leurs terrains

Ils ont construit de grands bassins
Pour recevoir l’eau
Ils détournent même à volonté
Tout ce qui est flot...”

La Maladie parla à son tour:
“Seigneur, à vrai dire, je suis accablée
Ils sont repus et mettent des habits épais
J’en suis très étonnée

En cas de maladie
Ils font usage de procédés étonnants
Et ne tardent pas
à se guérir en très peux de temps”

Le Séisme dit: Seigneur,
leurs bâtiments sont merveilleux,
je n’arrive pas à les détruire même si
je m’appuie sur eux autant que je peux…”

L’Incendie, l’Accident, l’Inondation
Tous les autres méfaits…
dirent la même chose à peu près

La Mort rugit tout d’un coup
se tournant vers la Guerre.
“Mais , qu’attends-tu encore
toi surtout?”

La Guerre dit: Seigneur,
d’ailleurs le problème est là
c’est qu’on a inventé une chose
dénommée la Paix

Mourir à la guerre c’est bien fini
pour enfants et femmes
mourir en masse
c’est fini aussi

Et de l’argent qui n’est pas dépensé
pour la fabrication d’armes
l’homme profite
pour sa vie et sa santé

1988
Traduit par Kezban Yiðit

 

QUI VEUT LA GUERRE
Qui veut la guerre mais qui
la veux-tu ô toi
qui sues à ton établi?

Qui veut la guerre mais qui
la veux-tu ô toi
qui attends la pluie pour ta moisson?

Qui veut la guerre mais qui
la veux-tu ô mère
dont le fils fait son service militaire?

Qui veut la guerre mais qui
la veux-tu ô toi
qui donnes le sein à ton nourrisson ?

Qui veut la guerre mais qui
la veux-tu ô toi
qui aspires à te marier pour devenir mère?

Qui veut la guerre mais qui
la veux-tu ô toi
qui regrettes ta maison dans la tranchée?

Qui veut la guerre mais qui
la veux-tu ô bébé
qui regardes curieusement le monde?

Qui veut la guerre mais qui
la veux-tu ô toi
qui vieillis en produisant des vies?

Qui veut la guerre mais qui?

1988
Traduit par Y.Avunç

 

LES CERCUEÝLS EN CARTON

“Une société belge ayant fabriqué des cercueils en carton en commence l’exportation à
bas prix vers des pays en voie de développement…”
(la presse)

Pour vos proches morts et pour ceux qui vont mourir
Nous vendons des cercueils en carton dur
À bon marché et facilement montables
Donc pratiques…c’est sûr…

Même s’il vous arrive de perdre dix mille personnes
Lors d’un séisme d’une famine ou d’une guerre
Nous ne manquerons pas de livrer le plus tôt possible
Autant de cercueils que vous voudrez

Nous en fabriquons aussi pour animaux et pour enfants
De dimensions différentes et de la même qualité
L’intérêt porté aux cercueils en carton pour animaux
Va augmentant dans les pays développés

Pour vos proches morts et pour ceux qui vont mourir
Nous avons en stock des cercueils en carton résistant
Ne tardez pas à passer vos commandes
Messiurs! Mesdames!

Enfermé dans un cercueil en bois de noyer vernis
Vous ne serez tout de même pas ensevelis!
Nos cercueils en carton sont commodes et à bon marché
Ne tardez pas à passer vos commandes, allez-y!

1982
Traduit par Yaþar Avunç

 

LES NOUVEAU-NÉS N’ONT PAS DE NATION
C’est la première fois que
j’ai éprouvé ce sentiment loin de mon pays
les nouveau-nés n’ont pas de nation
ils ont la même manière de tenir leur tête
la même curiosité dans le regard
le même timbre de voix en pleurant

Les bébés sont les fleurs de l’humanité
Les roses les plus pures les plus rares
certains une lumière blonde
d’autres des raisins noirs

Pères, gardez vos enfants à l’esprit
Mères, protégez les
faites taire faites taire
ceux qui vous parlent de la guerre
Et des malheurs

Laissons les grandir avec amour
croître comme une jeune plante
ils n’appartiennent ni à toi ni à moi
ni à personne
mais à la terre entière
ils sont les chouchous de l’humanité

C’est la première fois que
j’ai éprouvé ce sentiment loin de mon pays
les nouveau nés n’ont pas de nation
ils sont les fleurs de l’humanité
et le seul espoir de notre avenir…

1980
Traduit par K.Yiðit

 

COMMENT J’ÈCRIS
MES POEMES?

Ataol Behramoðlu

Certains poèmes me viennent d’un coup. Pour un peu, ils jailliraient comme le produit d’une vie pleinement vécue. Dans une telle situation, le verbe “composer” est dénué de sens, car ils arrivent comme déjà faits. C’est le résultat de l’existence, de lectures, de pensées, de plusieurs étapes conscientes ou inconscientes ,de réflexions et de différents travaux sur la forme qui n’ont pas de rapport direct entre eux.
Ceux de mes poèmes que j’affectionne le plus sont en général longs et dans le genre de: “Un jour sûrement”, “Un aveugle”, “De nouveau avec tristesse”, “Afin de te parler”, “La neige est tombée comme de la soie blanche”, “Ni pluie... Ni poèmes...”, etc. Une parole, une impression peut soudain provoquer l’éclatement de l’accumulation d’une existence dense. Les faits qui se produisent pendant sa préparation s’introduisent également dans le poème en cours de composition. L’existence acquiert subitement une consistance avec le passé, le présent et l’avenir; chaque chose crée une harmonie cohérente... Dans “Un jour sûrement”, j’avais écrit les deux vers suivants:
“Un enfant regarde par la fenêtre, rêveur, aux grands yeux, un bel enfant
Son petit frère qui ressemble aux photographies d’enfance de Lermontov regarde à son tour...”
En tapant ce poème à la machine au rez-de-chaussée d’un appartement à Ankara, deux petits enfants qui s’étaient mis à regarder par ma fenêtre pendant un moment (c’étaient les enfants de la gardienne) étaient entrés dans le texte avec leurs comportements et leurs expressions, comme faisant une partie de l’ardeur ambiante de ce poème. Par la suite, dans « J’avoue que J’ai vécu » de Neruda, j’ai lu une réflexion similaire. Quand il parlait de la composition d’un poème, il disait: “A ce moment, c’était comme si les cris des mouettes et le courant des vagues de l’océan pénétraient dans le poème...”. Il est difficile d’effectuer des modifications sur les textes poétiques de ce genre qui paraissent ressortir d’une explosion quasiment organique, parce que c’est comme si la “spontanéité”, les propriétés organiques de la sensibilité créatrice du poème allaient être égratignées . (Parallèlement , après que quelques années se soient écoulées, il m’est arrivé d’effectuer des changements dans la syntaxe, et même, dans un second temps, d’éliminer quelques vers. Cet éclatement préalable à ce genre de poème, je l’assimile au jaillissement d’un puits de pétrole. En même temps que la profusion de pétrole, des matières telles que la terre et les pierres font éruption. Le premier nettoyage doit être fait “à chaud”, c’est-à-dire tout de suite après la composition du poème et sans trop s’y attarder. Quant à la seconde étape du dravail, de type éliminatoire et organisationnel cette fois-ci, le poète peul lu-même l’effectuer -comme j’y ai fait référence plus haut- des années après et une fois qu’il sera en mesure de considérer son œuvre comme une matière). Nous pouvons appeler ce genre de poèmes “des poèmes lyriques”. Selon moi, cette qualification demeure, malgré tout, incomplète, car le poème lyrique peut être écrit, comme un article, après avoir été préparé à l’avance. Ici, la qualification “poème organique” convient peut-être davantage. A un autre niveau, il s’agit d’une qualification qui se rapproche davantage de la théorie de Neruda sur “le poème impur”. Les éléments de base et de forme constituant ce genre de poéme doivent avoir beaucoup de liens avec le vécu du poète. Si on me demandait pourquoi “Un jour sûrement” à été écrit avec de longs vers, peut-être répondrais-je ceci: “Car le ciel d’Ankara est infiniment vaste au printemps”.
Comme cela doit être le cas pour beaucoup de poètes, en général, la plupart de mes poèmes -étant rattachés à une accumulation de sentiments et d’impressions vécus apparaissent comme la conséquence d’une volonté de saisir (de percevoir) un quelconque événement, une quelconque situation existentielle à un niveau différent, par rapport aux habitudes. Dans ce délai de genèse, la matière qui prédomine est difficilement séparable de ses éléments. S’il s’agit de l’aboutissement d’une existence longue et abondante et que le poème se trouve sous une pression très forte -comme je l’ai précisé plus haut- il ne convient pas de trop s’y attarder. Et de toute façon, un tel travail ne serait pas nécessaire. Sur le plan de la réflexion et une fois la première forme apparue, il m’arrive de travailler pendant des mois, voire des années parfois, sur des poèmes plus courts par rapport à ceux que j’ai cités avant. Les six derniers vers d’ « Un général arménien », avaient été composés au moins une année après ses huit premiers, car après avoir écrit ces premiers vers, je ne pus en aucune manière me décider pour une fin harmonieuse. Cependant, je ne cessais d’y penser tout le temps. “Les nouveau-nés n’ont pas de nation”, “Mériter un enfant”, etc. sont ceux de mes derniers poèmes qui ont acquis une forme définitive en passant par des étapes successives de composition. D’une manière générale, tant mes poèmes que j’appelle “organiques” que ceux du genre “lyriques” acquièrent leurs formes définitives dans un délai on ne peut plus court ou alors ils se perdent sans n’avoir jamais pu être achevés. (L’appellation “poème lyrique” ne doit pas être confondue avec le thème du poème. Le lyrisme est relatif à l’approche du thème par le poète, non pas au thème lui même).
Je suppose que le poème qui vise la réflexion et la conceptualisation peut être qualifié d’”épique”. Ce qui prédomine ici est la raison du poète ou son “sentiment” qu’il a saisi avec sa raison et perçu en tant que matière. Néanmoins, dans les poèmes que j’ai cités plus haut et plus particulièrement dans ceux qui demeurent imprécis sur les sensations exprimées, c’est surtout au moment de leur mise par écrit, que le poète se sent entraîné par les sentiments et non les sentiments par le poète. En d’autres termes, ce qui en ressort n’est pas ce qui à été projeté, mais quelque chose d’autre -une œuvre pratiquement imprévue dans sa totalité. Pour ce qui est du “poème épique”, le poète s’assoit à sa table de travail en ayant au préalable le projet de ce qu’il va faire, de ce qu’il va écrire. Ses pensées sont nettes, ses sentiments sont guidés par la raison. Par ailleurs, nous pouvons trouver des éléments “lyriques” dans les poèmes de ce genre. Cependant, le lyrisme est également guidé par la raison, car l’élément qui y prédomine est en effet la raison, voire des choses précises et prévues, Les poèmes qui constituent “L’épopée de Mustafa Suphi”, et “On recherche un bon citoyen” sont de ce type. Dans un tel travail, il est possible d’effectuer d’innombrables changements sur la forme. “L’épopée de Mustafa Suphi” à été un travail de longue haleine. II est le produit de travaux remplissant quelques milliers de pages, alors que le livre contient vingt textes. “On recherche un bon citoyen”, jusqu’à ce que chaque poème prenne une forme définitive, est passé par des étapes inchiffrables. Durant les travaux de préparation de ces deux dernières œuvres, je lisais de temps en temps mes poèmes à des amis, je profitais de leurs points de vue concernant la forme et le contenu. Cela est impossible pour les poèmes des deux genres dont j’ai fait mention plus haut, car la sensibilité qui est à l’origine de ceux-là n’est pas une matière dont on peut se doter à tout moment voulu. Surtout pour ceux que j’ai appelés “organiques”, il est souvent difficile pour le poète de s’exprimer, de séparer les différentes matières entre elles.
De temps en temps, je fais des essais en travaillant la forme et le contenu. Et parfois, je verse sur la feuille mes pensées et mes impressions sans aucune retenue et sans attendre que prenne forme un poème. Quand je m’arrête pour voir ce que j’ai laissé comme travail derrière moi, il m’arrive d’être surpris en voyant les éléments de forme et de contenu se transformer en poème. Il est évident que les fils des matières de l’imagination, de la pensée et du sentiment -qui nous intéressent en général- au cours des travaux de forme pure ou des écrits sans trajectoire, arrivent a ressortir tout en n’étant pas l’objectif final d’un facteur suffisamment puissant pour la création poétique. Selon moi, cet art du verbe que nous appelons poème est une des preuves justifiant le fait qu’il est relatif à l’existence, à la personnalité de l’homme dans un état d’âme profond; il n’est pas seulement un quelconque art du mot. Depuis ces deux dernières années, j’ai écrit surtout des poèmes épiques ou encore sur des sujets concernant mes réflexions et mes sentiments que j’ai laissés se faire guider par ma raison. Ainsi, je peux dire que j’ai eu la possibilité de travailler davantage sur un seul poème. Je suppose que cette situation est plus adéquate à la théorie de Pouchkine sur “l’inspiration guidée”. Cependant, je n’arrive pas a savoir s’il faut s’en réjouir ou s’il convient de s’en désoler. J’aimerais rajouter que jusqu’à présent aucune des réponses que j’ai formulées dans des entretiens ne m’a fait autant réfléchir. Car, en effét, il est très difficile pour un poète de pouvoir lui-même parler avec assurance des poèmes qu’il a écrits et surtout de s’expliquer sur les délais de composition. Nous n’arrivons pas tout a fait a expliquer sa genèse, et même si nous y arrivions, nous ne parviendrions pas a à expliquer ce qui en fait un poème. Je veux insister une dernière fois sur le “poème organique”. Selon moi, la force poétique vient davantage de la vivacité et de l’harmonie de l’existence qui imprègnent le poème et non du degré d’exactitude et de la richesse des moyens d’expression, bien que ces derniers éléments ne soient pas négligeables. Ici, il ne s’agit pas d’une simple harmonie de forme. C’est quelque chose de l’ordre de la respiration, des battements de cœur, du ton de la voix; de la personne qui écrit le poème.

(Réponse a l’interview: “Comment écrivez-vous?” de la revue La Langue turque, réalisée en août 1981.(Anka, revue d’art et de la littérature de turquie, n.18-19,Paris,mai 1993)

Traduit par Zühal TÜRKKAN et Nedim GÜRSEL